Mon ami Claude
Il s’appelait Claude, il était mon ami, un ami singulier.
Je l’avais rencontré à l’anniversaire d’une copine. Claude était parmi les invités. La soirée se passait au sous-sol de la villa des parents de cette copine à Bron. J’avais pris le bus pour m’y rendre, je n’avais pas encore mon permis de conduire.
Claude faisait rire tout le monde. Il avait des petites lunettes rondes cerclées de métal à la John Lennon comme moi, c’était la mode de l’époque.
Quand il a vu que je riais, il est venu s’assoir près de moi par terre, m’a demandé mon petit nom et si j’étais d’ici. J’ai répondu que j’habitais à Lyon mais que je n’étais pas d’ici, que je venais de Marrakech. Il a répondu j’en étais sûr, ça se voit à tes yeux, moi je suis de Tunis. Je ne sais pas comment il voyait ça mais je trouvais qu’on avait les mêmes yeux et ce n’était pas seulement l’effet des lunettes. Je lui trouvais un air de famille.
On a bavardé et ri. J’étais heureuse et étonnée qu’il s’intéresse à moi. Il avait quelques années de plus.
Lorsque la soirée s’est terminée, il m’a proposé de me raccompagner. C’était son amie Martine qui conduisait la 2CV. Ils étaient assis à l’avant et moi derrière. Claude avait son bras posé sur le dossier de Martine. Je pensais qu’elle devait être sa petite amie et puis soudain il m’a tendu sa main. Je ne savais pas ce que je devais en faire, je l’ai prise.
En arrivant devant chez moi, il m’a proposé d’aller aux Puces le lendemain. J’ai dit oui.
Nous nous sommes retrouvés devant la brasserie Georges. Je voyais Claude de jour pour la première fois. Ses yeux étaient verts très clairs, je le trouvais beau. Nous avons rejoint d’autres copains aux Puces. J’étais la plus jeune, ils m’appelaient la merdeuse.
Lorsqu’ils m’ont ramenée chez moi, j’ai dit à mes parents j’ai de nouveaux amis.
Le lundi, de retour au lycée, j’étais en terminale, j’ai trouvé mes camarades très gamins.
Claude est passé un soir à la sortie de classe et m’a emmenée chez lui, chez ses parents à la Croix-Rousse. Il fabriquait des bijoux en émaux sur la table de la salle à manger. Dans la cuisine qui sentait bon les épices, son père cuisinait des plats orientaux. Il parlait avec un fort accent pied-noir, Claude savait bien l’imiter.
Claude m’avait dit tu viens quand tu veux. J’aimais passer du temps avec lui à le regarder déposer la poudre d’émaux colorée sur les bijoux qu’il disposait dans un petit four posé à même la table de la salle à manger. A mi-cuisson, à l’aide d’une pince recourbée, il dessinait des arabesque dans l’émail encore mou. Le résultat était étonnant car la couleur définitive ne se révélait qu’une fois la cuisson terminée.
J’avais l’impression qu’il aimait bien ma compagnie car il me demandait de revenir. Je n’étais pas très bavarde, c’est lui qui parlait la plupart du temps ou bien on ne parlait pas, ce n’était pas important. La radio, branchée en permanence sur FIP diffusait de la musique classique, de la bossa-nova, du jazz.
Parfois Claude venait vers moi sans prévenir et me pinçait la joue en s’écriant une coince ! Il disait que j‘avais des joues à coinces avec une voix fluette de vieille dame, imitant sa grand-mère, une grand-mère à coinces disait-il. Une grand-mère bourgeoise qui se lâchait parfois en s’écriant de sa voix haut perchée Ta ta ta ta ta Monsieur fait le halouf ! Je t’en foutrais moi de la limonade !
Mes parents ne me l’ont jamais dit mais je sentais bien qu’ils n’aimaient pas Claude, cet hurluberlu marginal. Si bien que lorsqu’il me proposa de partir avec lui au Maroc, je leur fis un gros mensonge leur disant que je partais avec une bande de copines.
Ils acceptèrent facilement.
Claude avait une 2CV fourgonnette qu’il avait garée place Chardonnet et, ensemble, nous l’aménagions pour le voyage. J’avais cousu des rideaux dans du tissu récupéré dans les chutes de ma mère. Un vichy marron et blanc. Nous avions posé sur les passages de roues une planche avec un matelas, sous la planche la cantine.
Claude faisait de la mécanique. Couché sous la voiture, je lui passais les outils. Il me disait c’est bien tu comprends vite, tu as l’esprit mécanique.
Dans le vide-poche de la portière côté conducteur, il avait rangé les poèmes que je lui écrivais. Il les aimait bien et m’en redemandait. Il m’appelait petite toi.
Nous sommes partis un matin d’Octobre, avons traversé le sud de la France et l’Espagne en deux jours et pris le bateau à Algésiras. Claude n’aimait pas le bateau, il n’avait pas voulu sortir de l’auto et était resté assis au volant, le visage tout pâle pendant la traversée.
Moi je pensais à mes parents et m’en voulais de leur avoir menti. J’ai eu besoin alors de leur écrire une longue lettre pour leur dire la vérité, leur demander pardon et les rassurer.
Je me souviens de notre arrivée à Tanger. Je retrouvais le Maroc huit ans après, les hommes et les femmes en djellabas, les odeurs, les paysages, les bruits, les enfants à moitié nus qui couraient après la voiture.
A Marrakech, j’ai voulu revoir la maison où nous habitions aux entrepôts frigorifiques. A travers le portail fermé, j’ai aperçu au loin Hassan qui nous conduisait à l’école tous les matins. Il portait son éternelle chéchia rouge sur la tête et ce costume beige de tirailleur marocain dans lequel je l’ai toujours connu.
La nuit, Claude garait la voiture dans une ruelle du quartier résidentiel du Guéliz. Le soir, allongés côte à côte sur notre matelas, il me faisait un récital de chansons de Georges Brassens qu’il imitait. Il forçait le trait au maximum car ça l’amusait de me voir me tordre de rire. J’en redemandais.
Il m’avait dit un jour c’est dans le rire qu’on communique le mieux ou quelque chose d’équivalent. C’est vrai que la communion dans le rire procure une émotion incomparable.
Une nuit, alors que nous nous endormions main dans la main, Claude m’a dit on ne peut pas se tenir la main ainsi ça voudrait dire qu’on est des amoureux.
Je ne savais pas ce que nous étions exactement.
En sillonnant la Médina à la recherche de pierres marocaines pour sertir les bijoux , les émaux étant moins à la mode, nous avons déniché de magnifiques et étranges perles multicolores. Les vendeurs les appelaient les Goulimine beads. Claude en voulait plus. Et nous voila partis pour Goulimine à 430 kilomètres de là, aux portes du désert, à la recherche des Goulimine beads.
J’ai appris par la suite qu’à l’origine ces perles étaient fabriquées par les verriers de Murano selon la technique mellefiori et qu’elles servaient de monnaie d’échange aux commerçants touaregs.
Une nuit, alors que nous roulions sur une piste défoncée, un chacal a surgit soudain dans le faisceau des phares et Claude a donné un coup de volant. Surprise, j’ai poussé un cri et Claude a dit quand tu as crié je me suis souvenu que tu étais une fille.
Je l’oubliais moi aussi.
A Tiznit, nous avons sympathisé avec un jeune-homme qui a tenu à nous inviter chez lui. Il nous a reçu comme des princes à la table familiale et nous a même proposé de prendre une douche et de dormir chez lui. Un exemple de l’hospitalité et de la générosité marocaine. Que c’était bon de déguster un bon repas et d’être propre. Dans la soirée, il a voulu nous montrer les souks, un enchantement des sens, une profusions de couleurs, de musiques, de parfums épicés. Je me souviens, à ce moment précis, avoir vraiment désiré Claude pour la première fois.
Avant de dormir, Claude a déposé un baiser sur mon ventre. Le lendemain, il m’a demandé tu as eu envie de moi hier soir ? J’ai dit oui et il a répondu déçu t’es comme les autres.
J’étais perdue, je ne savais plus ce qu’il fallait penser et, la nuit suivante, alors que nous roulions à nouveau sur une piste, je me suis mise à frissonner. Claude a vu que je n’allais pas bien, il a arrêté la voiture et est allé me chercher un médicament dans la trousse de pharmacie. Je l’ai avalé et on est reparti. Pendant qu’on roulait dans la nuit, des larmes silencieuses ont coulé sur mes joues.
À Goulimine, nous avons rencontré un touareg mauritanien qui nous a invité sous sa tente. Il portait la tenue indigo des hommes du désert. Il nous a servi un thé très sucré et a sorti des Goulimine beads d’une sacoche en cuir. Ça sentait bon le thé, le cuir et le musc. Alors que nous repartions, Claude avait déjà rejoint la voiture, le touareg m’a fait comprendre par gestes qu’il voulait un baiser sur ses lèvres. J’avais deviné qu’il ne se contenterait pas d’un baiser mais je n’étais pas la jeune femme délurée dont je pouvais renvoyer l’image. Je n’étais qu’une petite moi. J’ai dit non de la tête et me suis enfuie en courant vers l’auto.
De retour vers Marrakech, Claude, jetant un coup d’oeil dans le rétroviseur, me dit regarde il y a un joli petit nuage tout rond derrière. Je me suis retournée pour le voir et Claude a dit oh je croyais que tu allais me faire un petit bisou. J’avais l’impression de ne jamais faire ce qu’il fallait.
Le retour à Lyon a été difficile. Mon père, très fâché par mon mensonge m’a fait la tête pendant un mois. Quand il m’a enfin reparlé et dit qu’il me pardonnait, j’étais la plus heureuse du monde.
Je me préparais à entrer en internat à l’école de la Chaux lorsque Claude m’annonça qu’il aimerait me présenter un très bon copain. Il ajouta vous vous ressemblez, je vous vois bien ensemble.
C’était Christian. Nous sommes devenus amis. Quand il me raccompagnait chez moi, nous discutions pendant des heures dans sa 4L bleu clair sans pouvoir nous quitter. Puis l’amitié a évolué. Nous sommes toujours ensemble aujourd’hui.
Nous partions souvent en week-end ou en vacances à Ribeyret, petit village des Alpes de Haute Provence, dans la maison de campagne des parents de Claude qui était souvent avec une copine différente.
Ribeyret c’était de longues promenades dans la garrigue, des baignades dans le Rubion, la cueillette des framboises sauvages, les confitures maison, le pain du village de Lépine, le mont Risou, l’échelle de bois pour grimper au dortoir, l’épicerie de la Denise, les disques de Stan Guetz et d’Astrud Gilberto sur la chaine stéréo.
Le moment du départ était toujours difficile. Christian et moi dans la 4L imitions des enfants qui pleurent, moi m’essuyant les yeux avec un vieux chiffon en guise de mouchoir et Christian faisant une horrible grimace. Cela amusait beaucoup Claude qui immortalisa l'instant en nous prenant en photo.
Puis Claude rencontra Marie-Noëlle et nous avons tout de suite senti combien il était amoureux.
Un jour Marie-Noëlle me questionna sur la nature de ma relation avec Claude. Je lui répondis que je ne le savais pas trop moi-même mais qu’elle avait été ambiguë. Elle me dit alors que, lors de leurs conversations, il faisait souvent référence à moi, me citant en exemple. Il semblait m’avoir mise sur un piédestal. J’en fus troublée.
Et puis, un dimanche après-midi, nous avons vu arriver Claude effondré. Ça n’allait plus avec Marie-Noëlle. Elle lui avait dit qu’il avait besoin de grandir dans sa tête et lui conseillait de partir faire un tour du monde pour s’ouvrir l’esprit. Lorsque j’ai raccompagné Claude à sa voiture, il m’a dit tu feras une petite prière pour moi ? Je l’ai serré dans mes bras et il a pleuré.
Claude est réellement parti faire ce tour du monde. Nous ne l’avons plus revu pendant des mois.
Et puis, un jour que je descendais la poubelle, j’ai cru croiser une apparition : Claude à vélo, le regard perdu au loin, qui passait tout près de moi sans me voir.
Il avait longtemps séjourné en Inde. Il nous parlait de détachement matériel sur un ton monocorde, comme répétant un texte appris par coeur, le regard fixe, il parlait de fin du monde, qu’il fallait monter sur les sommets pour s’en sortir, que nous serions sauvés Christian et moi car nous étions des rois.
En partant il a sorti de son sac la fameuse photo qu’il avait prise de nous deux et nous l’a donnée. Elle l’avait suivi partout dans son long voyage. Il disait la regarder quand il n’avait pas le moral.
Il est reparti et nous ne l’avons plus revu.
Les années sont passées et, un jour, j’ai éprouvé le besoin de faire une recherche pour le retrouver. Sur internet, j’ai trouvé son frère. Je lui ai envoyé un message. Dans sa réponse, il disait que Claude était mort en 2011.
Même après tant d’années, nous avons été bouleversés. Nous ne le reverrons plus jamais. Une partie de nous, de notre histoire s’est enfuie avec lui.
Claude, as-tu parfois pensé à moi ?
D'abord bravo pour la création sur Blogger, et d'avoir repris le même nom. C'est excellent.
RépondreSupprimerJe viens de lire le premier article, il est magnifique. J'en ai eu les larmes aux yeux à cause de sa puissance évocatrice et de sa qualité de rédaction. Je crois qu'il est de nature à faire retrouver dans nos vies des épisodes quelques peu semblables.
Vraiment je te le dis sincèrement, j'ai beaucoup aimé.
Merci Alain pour tes encouragements. J'étais tellement peu sûre de moi pour ce texte que je trouvais trop personnel que je l'ai publié une première fois puis effacé et chaque fois que je le relisais je corrigeais des tournures, supprimais des détails, bref il arrive un moment où il faut y aller. Je l'ai écrit en 3 ou 4 jours pendant lesquels j'avais la sensation d'une vertigineuse plongée dans le passé qui m'habitait tout le long des journées. Il y a des textes comme ça...
SupprimerBonsoir Myrte. J'ai laissé un commentaire cet après-midi, mais il n'apparaît pas...
RépondreSupprimerBonsoir Françoise. Je n'ai pas vu ton commentaire cet après-midi, mystère, dommage...
SupprimerBonjour Myrte. Je te félicitais déjà pour la création de ton nouveau blog sur Blogger. Et puis je disais que j'aimais beaucoup ton texte, il raconte avec des mots simples ton histoire avec Claude, la relation qui s'était créée entre vous, l'amitié, le doute, le questionnement, l'éloignement, et enfin la tristesse de l'avoir perdu. Oui, lorsque nous perdons quelqu'un, une partie de nous part avec cette personne. Un très beau texte, vraiment.
SupprimerMerci Françoise d'avoir pris la peine de récrire un commentaire. Oui, certaines personnes qui jalonnent notre vie y laissent une trace indélébile.
SupprimerIl apparaît au fil de ce récit, que Claude ne souhaitait pas vraiment dépasser le stade de l'amitié, mais ce fut un mal pour un bien, dès lors qu'ensuite apparut Christian, la garçon avec lequel s'engagea une relation sentimentale, qui dure encore aujourd'hui. Une histoire sensible, émouvante, qui reflète aussi une époque, celle des années 70, avec une jeunesse éprise le liberté, assoiffée de défis, et partagée entre fougue et désillusions.
RépondreSupprimerJ'ai bien apprécié ce retour en arrière nostalgique, et très bien écrit.
Tu as bien résumé le texte et c'est vrai que, dans ma nostalgie, la période des années 70 y prend une grande part.
SupprimerJ'ai eu beaucoup d'intérêt et de ressenti à lire ton récit. Parfois il faut savoir rester sur le chemin de l'amitié et uniquement sur celui là.
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